💬 L’innovation en dataviz, c’est fini ? Vos réactions

* 🤜 La question lancée par Shirley Wu, l’une des data scientist réputée de notre secteur, nous avait fait réagir au sein de WeDoData… et vous aussi visiblement. Vous êtes des dizaines à avoir contribué à la réflexion et donné votre point de vue sur cette peur d’une créativité en berne face à une standardisation de nos productions. Voici les principales contributions :
* Jean-Marie Lagnel, data designer indépendant, auteur du livre “Manuel de datavisualisation” (Dunod) Vers 2013, les sites web et frameworks passent massivement au responsive design. Entre 2014 et 2015, nos habitudes de navigation changent profondément : le Mobile-First devient la norme. Il faut alors proposer à l’utilisateur une datavisualisation aussi lisible sur smartphone que sur desktop, ce qui n’est pas si simple… Gérer le grand écart entre la taille d’écran en paysage du desktop et celle du petit écran du mobile en portrait devient souvent un casse-tête, obligeant parfois à produire deux versions spécifiques. L’utilisateur tourne son mobile pour jouer ou regarder une vidéo, mais rarement pour consulter des données sur une carte du monde. Le redimensionnement automatique ne suffit plus, il faut donc passer à l’adaptive design et optimiser les visualisations pour chaque support. Cela prend du temps et les clients n’ont pas tous le budget nécessaire. La créativité commence à être impactée.
À cette époque, les standards web se formalisent encore, il n’y a pas encore de Figma, Adobe XD arrivera seulement en 2017... La conception et la production de dataviz (encore souvent réalisée sur Illustrator avec export SVG et HTML/CSS/D3js) demandent plus de temps et donc plus de budget, freinant le développement. Certains projets de dataviz proposent alors une version complète sur desktop et une version simplifiée sur mobile. Sur grand écran, c’est épatant ! Tu te souviens, Karen ?
La consultation de l’information a aussi évolué (on parle du Print ?), en passant du clic sur ordinateur vers le défilement vertical infini (d’ailleurs son inventeur Aza Raskin a exprimé en 2020 des regrets par rapport au comportement addictif de certains utilisateurs). Effectivement, le data scrollytelling s’est imposé comme une nouvelle manière de raconter des histoires avec les données, surtout pour les médias.
Certains utilisateurs, comme mes élèves et mes fils de 20 et 22 ans, peuvent manquer de patience. Cette génération est habituée à l’instantanéité et à la mobilité. Ils lisent peu ou pas de journaux et s’informent principalement via des vidéos sur les réseaux sociaux, sans jamais regarder la télévision (sauf pour jouer à la PlayStation) et principalement gratuitement, sans abonnement. Oh oui, nous avons encore du travail et du chemin à parcourir pour créer des dataviz attrayantes et adaptées aux nouveaux usages d’information.
* Nicolas Verrier, data designer à la tête du studio Eclairage public
Pour ma part, je te répondrai que cela dépend d’où l’on se place…
Du côté des créatifs, comme moi et nombre d’entre vous, de ceux qui travaillent à visualiser l’information, l’innovation ne sera jamais finie. La création est au coeur de nos process. Qu’elle soit graphique, interactive, dynamique, en 2D ou en 3D, nous chercherons tout le temps la meilleure façon de communiquer des données pour être à la fois le plus clair possible, mais aussi le plus attrayant. Parce qu’il faut être vu pour être lu. Capter l’attention. Donner envie. Personne n’aura jamais envie de se farcir un camembert de data au petit déjeuner… Au dîner non plus, d’ailleurs. Le champ des possibles, en termes de visualisation de données, étant tellement immense et n’ayant de limite que notre créativité, je pense sincèrement que l’innovation ne s’arrêtera jamais en dataviz. Du moins, du côté des créateurs passionnés.
Du côté des commanditaires, c’est autre chose. Il y a 15 ans, lorsque j’ai créé ÉCLAIRAGE PUBLIC, l’infographie était de mode. Elle était vue, par les entreprises et les marques, comme un vecteur original de communication sur le web. La mode est passée et avec elle la course à la créativité débridée qui devait sous-tendre la visualisation de données pour la rendre « likable ». On est revenus à des produits plus lisses, parfois moins créatifs, moins désirables, moins exigeants aussi. Certains diront qu’on est repassés de la com à l’info. Pas faux, mais pas vrai non plus. Car l’info ne peut se satisfaire d’être austère pour être vue et lue. Surtout à l’heure des réseaux et du fast-feed, qui est à l’info ce que le fast food est à la restauration.
Les budgets aussi ont évolués. Il se sont rétrécis, crise oblige. Et les commanditaires se sont bien souvent reportés sur des traitements de données basiques, dont les budgets limités ne permettaient pas une approche plus créative, innovante. Recherche, création, graphisme représentant un coût superfétatoire à leurs yeux. L’innovation en a pris un coup.
Je continue cependant à penser que l’innovation, en data visualisation, a encore un bel avenir. Tant ses possibilités, ses formes, son potentiel informationnel est immense. Une image vaudra toujours mille mots. C’était vrai à l’époque de Confucius, ce le sera encore demain. Voire plus que jamais, nos civilisations passant peu à peu de l’écrit à l’écran. Mais à quelques conditions…
Que les créateurs aient les moyens de créer, d’innover. Ce qui dépend ici des commanditaires, de leur budget et, surtout, de la conscience qu'ils ont - ou pas - de la pertinence de la création dans l’information. Car il n’y a pas d’information sans communication. Et pas de communication sans création.
Que les créateurs se remettent en question sur les produits qu’ils livrent. Qu’ils s’interrogent sur les envies et les modes de consommation de l’information de leurs cibles. On a vu passer de magnifiques dataviz, bourrées de data, mais totalement indigestes. Je pense à ce titre qu’on vit la même transformation qu’a connu la restauration culinaire avec l’avènement de la nouvelle cuisine. Les consommateurs d’info ne veulent plus de plats bourratifs. Mais des produits aussi appétissants que légers, aussi nourrissants que digestes, aussi faciles à ingérer que plaisants à consommer.
Et, en la matière, innovation et créativité sont de mise.
* Silvia Romanelli, data designeuse indépendante :
De mon côté, je ne vois pas le tableau aussi noir que ça : des effets plateau c’est normal, et souvent il y a de nouvelles choses à découvrir à la fin.Pour la dataviz à venir, 2 pistes intéressantes seraient à mon avis : 1/ d’avoir un lien plus fort entre ceux qui font de la recherche dans le domaine et ceux qui font de la création. Personnellement, je n’ai pas autant de temps que je voudrais pour lire des papiers ou des extraits de recherche en dataviz, mais à chaque fois j’y trouve des idées hyper intéressantes qui me permettent de nourrir et renouveler ma pratique. 2/ C’est une question d’approche du métier de designer d’information. Je pense qu’on ne doit pas se limiter à être uniquement dans la réalisation. Dans mon expérience, une partie du travail (et du plaisir) est dans l’échange avec les clients et le conseil, la perspective en plus qu’on peut leur apporter.Si je me souviens bien, c’est un point que Gabrielle Merite avait souligné au dernier Outlier, et je suis tout à fait d’accord. Cette valeur ajoutée est très liée au côté humain du métier, et je pense qu’elle peut résister face à toute scrollytelling fatigue ou autre tendance passagère. Du moins, je l’espère !
* Denis Vannier, journaliste-cartographe, à la tête du studio Le Plan :
Le constat est sans doute très différent si on se place du point de vue du Data Art ou de la visualisation pour l’info. Je n’ai pas vraiment d’avis pour le premier, mais pour le second, je trouve ça plutôt rassurant cette accalmie. Après avoir testé pas mal de formats auprès des lecteurs, les médias se concentrent davantage les ajustements. Dans le cas du scrollytelling, par exemple je pense qu'il reste très efficace, mais pour éviter l’overdose, il faudrait le coupler davantage avec d’autres formats, limiter drastiquement le nombre de slides, travailler l’animation avec des mouvement plus cinématiques, porter plus d’attention aux fonds de carte. Bref tous ces petits détails qui déclenchent le sentiment d’immersion, installent un atmosphère, indispensable pour passer correctement une info. On tendance a remiser tout ça dans le champs de l’esthétique, et donc du superflu, alors que la DA fait souvent toute la différence !
* Elodie Cassignol, data designeuse à la tête de Dataviz Centric :
Oui, effet de seuil classique, multiplication des projets donc sentiment d’harmonisation des contenus, développement des outils donc standardisation et baisse des budgets. Mais il a y a aussi l’effet de l’expertise / professionnalisation sur la créativité. Plus d’expertise peut amener à plus de rigidité cognitive (plus d’efficacité certes, mais peut être moins d’exploration), la répétition de solutions éprouvées et le biais de spécialisation, l’enfermement dans son champ. Alors que la créativité, c’est se nourrir d’autres domaines. Sur les premières applications, je me souviens qu’on passait des heures à réfléchir au header, à une navbar originale, à un système de filtres. Nous n’étions pas de bon UX designer au tout début, mais on réfléchissait à chaque interaction. La professionnalisation, c’est l’ingestion des codes, ce qui se fait, ce qui ne se fait pas. Cela impacte forcément l’innovation.
* Julien Tredan-Turini, data designer indépendant :
Ce que j'observe, c'est cette uniformisation totale du web, qui a démarré avec le "mobile first" et ensuite touché le web classique. Et le design d'information a suivi le même chemin, dépendant de sa plateforme principale de partage. Je vois plus de créativité dans le domaine de la cartographie : en raison du temps de lecture nécessaire et incompressible pour bien entrer dans le sujet ? Quant aux budgets, peu importe le secteur, c'est toujours le même schéma. Aux débuts du flash par exemple, c'était confortable puis les budgets se sont taris. Désormais (et depuis plusieurs années maintenant) c'est la même chose pour le design d'informations.
* Marthe Viallet, curatrice et productrice de projets artistiques, culturels et scientifiques — Data Visualisation & Data Art
C’est une réflexion que je garde en arrière-plan de mes projets depuis des mois.
🧠 Il me semble qu’il y a un ressenti propre à chacun, lié à nos années passées dans ce domaine, mais aussi un ralentissement général.
😷 Pendant le confinement, j’avais l’impression d’un foisonnement créatif — data collage, data storytelling, des formes nouvelles partout.
🥱 Aujourd’hui, après des années de veille, je ressens un peu de lassitude (tandis que l’univers cartographique, lui, semble danser sans fin dans la créativité ✨).
🗞️ Certains journalistes me disent aussi avoir traversé une phase d’expérimentation en dataviz, puis être revenus aux cartes (lié aux conflits ?).
Est-ce que l’on s’habitue ? Peut-être. Les formes que je trouvais nouvelles il y a quelques années sont aujourd’hui reprises par une nouvelle génération (et l’on sait qui les a initiées). J’y vois des styles, des familles visuelles, qui mériteraient sans doute d’être nommées.
Mais malgré tout, quand on creuse, on découvre des projets incroyables — parfois hors du champ journalistique : data sculptures, data-objets, data-art, dataviz expérimentales… La créativité est là, foisonnante, mais trop souvent confinée dans des sites ou recoins du web non valorisés.
C’est aussi pour ça que nous lançons bientôt avec Yan Holtz une galerie virtuelle en data art que j’espère innovante 😆 et contribuer à donner une vraie place et une visibilité à cette créativité démente en visualisation de données. J’y crois encore !
* Florian Melki, data engineer à Resilience
Je partage le constat d'une forme de désintérêt pour l'outil formidable qu'est la dataviz. Mon interprétation : il s'est fait supplanter par l'IA (et sur les LLM), qui devient le nouvel outil à s'approprier. Une question de mode, donc. Ceci étant, je pense, j'espère, que les différents outils pour traiter les données sous différents angles vont un jour converger, chacun nourrissant l'autre, et que des projets trans-data-techno vont advenir. J'aimerais que l'IA ne soit pas une réponse, mais bien un outil, une pierre sur un chemin pour enrichir l'expérience de l'utilisateur.rice. Et j'aimerais oeuvrer à cela, mais c'est un autre sujet 😊
Mon idée là-dedans est de créer des produits orientés data qui mixent toutes ces nouvelles technologies, dont la dataviz. Ceci étant (bis), je partage le constat de Jean-Marie Lagnel comme quoi on n'a pas encore cracké l'utilisation de la dataviz sur mobile, du fait du format réduit de l'appareil. Certes, le scrollytelling a eu ses beaux jours, mais il y a d'autres formats à inventer, ou peut-être simplement à "normaliser" - au sens "en faire une nouvelle norme".
* Kirell Benzi, data Artist, AI researcher
La dataviz faite main stagne. Les mêmes bar charts, maps et scrollytelling se répètent depuis dix ans. Les LLMs savent déjà en produire, à la chaîne, en un prompt.Ce qui reste, c’est ce que les machines ne savent pas (encore) faire : inventer une esthétique, tordre les codes, créer une expérience. Le data art ne vise pas seulement la lisibilité, mais la création de sens et d’émotion. Il transforme les données en récits sensibles, en œuvres qui restent. La dataviz explique. Le data art fait ressentir. C’est là que se joue la vraie valeur selon moi.
* David Bihanic, associate professor in Digital Design à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Artist, AI researcher
Je ne nourris pas, pour ma part, d'inquiétude ni de lassitude. Bien sûr, nous sommes bien loin de l'émerveillement des années 2000 (l'histoire de la représentation de données étant multiséculaire, disons que l'engouement généralisé pour ses nouvelles formes web interactives remonte à la fin des années 1990/tout début 2000). Bien sûr, il y a dès lors bon nombre de projets mainstream qui n'apportent pas grand chose au domaine et se multiplient sans cesse, mais il y a toujours de l'artisanat et des tentatives audacieuses, créatives qui tirent le data design dans des directions nouvelles... Pour ma part, je sors ces temps-ci des projets mêlant data flow temps réel et IA — de nouveaux territoires se dessinent. Je prépare, en outre, des expositions à venir sur ce thème... Je crois que nous sommes à un moment où la grande vague qui nous portait (cf. cet engouement généralisé dont je parlais) s'épuise, mais ne signons pas tout de suite la fin... Un autre temps s'avance sans doute plus confidentiel mais non moins passionnant... Et rappelons-nous que le grand domaine lui-même (la représentation de l'information) a connu des moments clés de réinvention (17e et 18e siècles. Puis 19e, 20e et 21e siècles...)
* Claude-Henri Meledo, responsable de Visual Decision
Je ne crois plus en la Dataviz pour l'exploration approfondie (graphiques trop compliqués à comprendre et à interpréter - sauf à avoir un bureau multi-écrans montrant toutes les facettes/visualisations d'une même réalité). Je ne mise plus non plus sur la Statistique descriptive (valeurs centrales des datasets) - avec l'arrivée de la force brute des calculs massivement parallèles (permettant désormais une analyse granulaire à l’unité via le Bottom-Up) qui ont permis l'émergence des IA actuelles. Par contre, la Dataviz d'explication (a posteriori de la compréhension - simplement comme StoryTelling) restera utile comme preuve / justification de l'"Explainable AI" (Malheureusement sur trop peu de dimensions... Car un espace cartésien reste limité à 2 dimensions). Les Dashboards vont disparaître pour le 1er objectif qui était d'y fouiller les insights de détails (exploration qu'ils ont toujours mal permise, tant ils découpent la réalité en centaines de pages éparses). Mais les tableaux de bord resteront pour que chacun puisse rassurer son chef, continuant d’offrir le second objectif : communiquer à son supérieur ou son client, des valeurs consolidées / une synthèse pas trop compliquée, donc rassurante.